Dans un livre-reportage intitulé «Startup Lions», l’entrepreneur et tech reporter Samir Abdelkrim brosse le récit de 3 années d’enquête et de voyages en immersion au cœur des écosystèmes tech et des nouveaux acteurs de l’innovation en Afrique. Il explique pourquoi et comment les startups africaines résolvent les problèmes des populations et posent les bases d’une société nouvelle, dont l’Occident devrait s’inspirer. Nous publions ci-dessous les bonnes feuilles (1ère partie).
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Prologue du livre
Marché Balogun, Lagos, septembre 2015.
« Ladies and gentlemen, welcome to the real Lagos ! », proclame Tomi Davies, le pionnier des business angels de la tech nigériane, avec sa voix inimitable de crooner. Nous roulons sur Broad Street, dans le centre historique de Lagos Island, la petite île marchande de la lagune de Ogun. La mégapole a jailli de cette petite île dont personne n’aurait prédit qu’elle deviendrait un jour ce Hong-Kong africain avançant à deux milles à l’heure. Au point que personne ne connaît exactement le nombre de ses habitants. 19 millions ? 26 millions ? Même les statistiques officielles sont larguées… Le matin même, la délégation a laissé derrière elle la moderne et rassurante Victoria Island, ses vastes avenues, ses beaux hôtels d’expatriés, pour s’aventurer de l’autre côté du pont Ahmadu Bello, over the bridge. J’ai pris place parmi des investisseurs, des entrepreneurs, des business angels venus d’Afrique, d’Europe et d’Amérique du Nord, pour participer à la 4e édition de DEMO Africa, la conférence des startups africaines. Pour la plupart, il s’agit de leurs tout premiers pas sur le continent. Beaucoup ont été frappés par l’état d’esprit con- quérant de ces jeunes entrepreneurs qui veulent changer l’Afrique. L’innovation numérique est leur solution à de nombreux problèmes : corruption, éducation, sécurité, santé…
Debout à l’avant du minibus, en bras de chemise, Tomi Davies ne veut plus se rasseoir. Jamais avare d’anecdotes, il nous raconte l’histoire du Lagos contemporain au gré des quartiers traversés. Ce que j’aime chez ce passionné, c’est la contagion de son énergie et de son enthousiasme. Tomi Davies joue à domicile dans cette ville qui l’a vu grandir et dont il connaît chaque nid de poule. Cramponnés à nos sièges, nous l’écoutons sans même penser à l’interrompre, tant son discours séduit. Nous manquons même de remarquer le pourtant fascinant marché Balogun, dans lequel le minibus vient de s’engager. Le terme de marché est peut- être réducteur pour dépeindre le chaos organisé qui se déploie sous nos yeux.
Assis à l’arrière du véhicule, je découvre une véritable ville dans la ville qui n’a même pas d’adresse exacte. Malgré la confusion apparente du plus vaste marché d’Afrique de l’Ouest, le ventre de Lagos assimile sans heurts des flux de milliers de petits entrepreneurs, sous l’ombre protectrice du dieu Naira, la monnaie locale. Des femmes, des hommes par flots entiers défilent derrière les vitres du minibus. Ici, on palabre, on vend et on achète en cash, de l’aube au crépuscule. La nuit tombée, il vaut mieux ne pas trop traîner. Des montres, des pantalons, des sachets de bonbons à la noix de coco, des kilomètres et des kilomètres de rouleaux de tissu Ankara aux motifs hypnotiques, des boucles d’oreilles, des boulettes de kuli kuli, des tablettes tactiles coréennes, du poisson séché… Cette fusion de couleurs et de sons semble à tout moment frôler la saturation. La liste de ce que l’on peut vendre et acheter à Balogun est infinie et pourrait noircir plusieurs dizaines de pages de ce livre.
Aucun doute, le Nigeria n’a vraiment pas volé sa réputation de royaume africain des affaires, du hustle, comme on dit ici. Ce mot anglais exprime une volonté farouche d’entreprendre et de réussir. On retrouve cet état d’esprit plus souvent à Lagos qu’ailleurs dans le monde. « Réussir pour aider sa famille et surmonter les aléas de la vie », ainsi pourrait-on résumer l’éthique des hustlers locaux. Pour se faire une place et émerger au milieu de toute cette foule, il faut se battre et travailler toujours plus dur à la sueur de son front – « Whatever it takes ! » Au marché de Balogun, être un hustler, c’est se débrouiller pour être le meilleur vendeur de sa catégorie. Les hustlers seront par nature les plus créatifs et les plus ouverts à l’in- novation. Ils utilisent le numérique pour se faire une place dans ce réseau d’échanges informels. La présence online d’un vendeur est la seule carte de visite dont il a besoin pour attirer de nouveaux clients. Pour le reste, son bagout suffira. Des marchands de costumes traditionnels ou de bijoux font progresser leurs chiffres d’affaires en postant sur Facebook ou Instagram des photos de leurs produits prises avec leur smartphone. D’autres petits malins vont profiter de WhatsApp pour négocier en direct avec leurs clients, leur envoyer photos et vidéos de leurs produits, annoncer exclusivités et promotions (mocassins italiens, smartphones chinois à prix cassés, etc.). Tomi Davies revendique fièrement ce mélange de courage, d’intuition, de débrouillardise et d’ambition. De toute manière, ils n’ont pas d’autre choix que la réussite.
Un entrepreneur du cru s’est même passionné pour Balogun. Il a inventé Buy- Chat, une intelligence artificielle qui permet de scaler ces échanges informels en les fluidifiant. BuyChat permet ainsi aux clients de soumettre une liste de courses aux commerçants de Balogun, qui se chargent ensuite de la livraison une fois le prix négocié entre les deux parties. L’expérience humaine du marchandage reste la même, la fatigue physique et la sueur en moins. BuyChat veut donner aux petits vendeurs de chaussures de Balogun une chance de prendre de l’avance. Si d’aventure Amazon débarquait au Nigeria, il raflerait la mise et perturberait l’équilibre de cet écosystème informel. En quelques semaines, des milliers de petits vendeurs de Balogun vont mettre en vente leurs produits sur l’application. Les fondateurs de BuyChat seront un temps approchés par le prestigieux accélérateur YCombinator, un emblème de la Silicon Valley connu pour sa redoutable sélectivité. « Si BuyChat sert les vendeurs informels de Lagos, il peut servir les vendeurs informels du monde entier », lui explique-t-on alors. Une solution imaginée pour Balogun, par Balogun, mais qui aurait le potentiel de conquérir des millions de commerçants dans les marchés émergents. Qui ose encore douter de la capacité des hustlers de Lagos à voir les choses en grand ?
Cherchant à sortir du brouhaha hypnotisant de Balogun, nous nous retrouvons bloqués par une file de vieux bus scolaires américains à la carrosserie défoncée. Leurs chauffeurs hèlent sans discontinuer la foule qui s’agglutine sur le trottoir, donnent les noms de leurs destinations pour attirer de nouveaux passagers sur les banquettes effilochées. Les petits vendeurs à la sauvette, pour la plupart de jeunes enfants, se ruent sur les véhicules à l’arrêt pour vendre nourriture, boissons, crédits de téléphone. L’omniprésent téléphone portable est devenu en quelques années l’extension du corps et de l’esprit des Lagotiens. Très peu ont la télévision et encore moins un ordinateur, mais tout le monde – je dis bien tout le monde – a dans sa poche, dans sa main ou collé à l’oreille un téléphone portable. Les jeunes comme les vieux, les femmes comme les hommes, les très pauvres qui se démènent dans les bidonvilles ultra-violents de Lagos, comme les ultra-riches qui peuplent les manoirs à Ikoyi et voyagent en jet privé. On jongle souvent avec deux, voire trois précieux sésames qui vous introduisent dans l’ère numérique : un Ericsson à 13 dollars pour envoyer et recevoir de l’argent dans une main, et dans l’autre le vieux Nokia familial que l’on se prête pour appeler au village.
Et puis, de plus en plus, des smartphones, d’entrée de gamme et sans chichi. Pas les élitistes iPhone à 1 000 dollars à la coque étincelante, mais plutôt de discrets appareils à moins de 100 dollars, dont la puissance suffit à surfer sur Internet. L’utilité d’abord.
Entre klaxons et engueulades parmi les conducteurs coincés dans le go-slow, le bus rejoint enfin un nouveau pont pour atteindre la partie continentale de Lagos, the mainland, comme on dit ici. Autour de nous, de nombreux bidonvilles flot- tent littéralement sur l’eau, s’accrochant comme du limon sur les rives du lagon de Lagos. Il y a de la vie même sous les ponts, une vie parallèle où la loi du plus fort est de mise. Ici se rassemblent et survivent les plus pauvres parmi les pauvres, en transit permanent dans un quotidien précaire, où les difficultés sont omniprésentes. Pour ces citoyens abandonnés, quels hôpitaux ? quelles écoles ? quelles infrastructures ? quel avenir ?
Nous prenons la direction de Yaba, berceau de l’écosystème tech de Lagos. Chaque jour, des innovateurs se retrouvent dans les incubateurs pour construire un futur meilleur en mode collaboratif. Yaba est une banlieue résidentielle et sans histoires de 300 000 habitants. Elle aurait pu demeurer dans l’anonymat le plus complet si elle n’était pas devenue en l’espace de 5 ans le point de ralliement de visionnaires d’un genre nouveau. Souvent très jeunes, ils s’emparent du pouvoir du numérique pour transformer leur monde et ce faisant, changer le monde.