Dans un livre-reportage intitulé «Startup Lions», l’entrepreneur et tech reporter Samir Abdelkrim brosse le récit de 3 années d’enquête et de voyages en immersion au cœur des écosystèmes tech et des nouveaux acteurs de l’innovation en Afrique. Il explique pourquoi et comment les startups africaines résolvent les problèmes des populations et posent les bases d’une société nouvelle, dont l’Occident devrait s’inspirer. Nous publions ci-dessous les bonnes feuilles (2ème partie). Vous pouvez lire ou relire la première partie des bonnes feuilles ici.
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Partie 1 : L’innovation organique en Afrique. Du mobile aux écosystèmes.
Chapitre 1 : Le quotidien des entrepreneurs africains
Dakar, place de l’indépendance. Il fait chaud, très chaud. Depuis l’aube, le soleil cogne sur la ville. Je plonge dans le premier taxi pour fuir les embouteillages qui coagulent autour de moi. Il est 16 heures et c’est déjà l’heure de la sortie des administrations dans le quartier du Plateau. Au milieu de la sueur et du tintamarre de la circulation, le vieux tacot qui meugle à chaque vitesse passée arrive à rejoindre la corniche sans trop d’encombres. Je prends bien soin de baisser la vitre, la brise apporte de l’Atlantique un répit de fraîcheur dans la fournaise du véhicule.
Nous mettons le cap sur le port de Soumbédioune. C’est une simple crique où les pirogues à moteur échouent à même le sable. Au bout d’une dizaine de minutes, le taxi s’immobilise en tressautant devant un jeune homme qui attend là. Arrivé avec un peu d’avance, Malick Birane a préféré venir en car rapide, malgré la réputation dangereuse de ces minibus bariolés et brinquebalants qui sillonnent la capitale. «Mon rendez-vous précédent se trouvait juste à côté. Je viens de faire le point avec un grand restaurant de fruits de mer sur la corniche.» Malick est un jeune entrepreneur de 22 ans. Il donne l’impression d’en faire 17, avec son allure un peu frêle et son visage encore juvénile. Ce qui interpelle chez Malick, c’est l’intensité et la détermination qui brillent dans son regard de geek. Soudain, il se retourne, sourire en coin : «Tu arrives à Dakar au bon moment. Nous avons validé notre modèle économique et venons tout juste de sortir la nouvelle version de notre plateforme. Je vais te montrer comment notre solution fonctionne !». (…)
Malick Birane est le fondateur d’une startup qu’il a baptisée Aywajieune, ce qui signifie en wolof, la langue la plus parlée au Sénégal, «je vends du poisson». Je laisse l’entrepreneur me guider dans ce qu’il appelle son espace de travail à ciel ouvert : le grand marché aux poissons de Soumbédioune qui, du temps de sa splendeur, nourrissait tout Dakar. Une dizaine de pirogues à moteur viennent de rentrer au port. Chaque équipage utilise de vieux pneus usés pour bien caler sur le sable sa gaal, ou pirogue en wolof. Commencent alors les négociations entre pêcheurs et mareyeurs (pour la plupart des femmes) venus s’approvisionner en gros. Les poissons les plus variés – thons, badèches, sars et même quelques beaux mérous blancs – sont déchargés sur le sable. C’est à partir de cette anse exiguë que, chaque matin, plusieurs centaines de pirogues traditionnelles partent en quête de poissons dans un mouvement d’ensemble bariolé. Ils ravitaillent les marchés de la capitale, mais aussi exportent. « Le poisson, c’est un peu le pétrole du Sénégal et le pain de chaque Sénégalais, m’explique Malick. Nos poissons sont exportés vers l’Europe, mais ils constituent la base de nos plats, à commencer par le thiéboudienne. » Le thiéboudienne est le plat national de Sénégal. Au pays de la teranga (hospitalité), le poisson, thiof en wolof, est chose sacrée. Les Sénégalais mangent en moyenne 30 kilos de poisson par habitant et par an. Le secteur ferait vivre plus de deux millions de personnes si l’on compte les familles des pêcheurs.
Avant même que je ne l’interroge, le jeune «disrupteur» se lance dans un pitch déjà bien calibré et me décrit le douloureux problème qu’il tente de hacker.
«Les pêcheurs sénégalais sont financièrement étranglés. Ils manquent d’informations sur les prix de vente des poissons et se font souvent avoir sur les montants en les écoulant.» J’essaie de suivre la fine silhouette du jeune entrepreneur qui se faufile au milieu des étals de poissons posés directement sur le sable. Malick ralentit un court instant pour saluer en wolof un jeune pêcheur. Celui-ci porte un bonnet blanc à rayures noires sur la tête, son pantalon sombre est recouvert de sable humide. Ils semblent tous deux avoir le même âge. Malick poursuit : «Les pêcheurs rencontrent par ailleurs des difficultés à entrer directement en contact avec les consommateurs finaux, restaurateurs et particuliers. Il y a trop d’intermédiaires qui font écran.»
Tablette tactile sous le bras, Malick Birane rend visite chaque semaine aux pêcheurs pour prendre de leurs nouvelles. Au milieu de ce décor bariolé où tout n’est que marchandage et va-et-vient, il collecte les précieux feedbacks de ses utilisateurs. Ces retours sont importants, ils lui permettent d’améliorer son service et de s’assurer qu’il résout bien leurs problèmes spécifiques. En 3 jours seulement, Malick rencontre une trentaine de pêcheurs, les trois quarts lui déclarent écouler leurs poissons au rabais, sans réaliser de profits. Ils bradent des bassines entières de rougets, de barracudas, de soles pour éviter les invendus.
Beaucoup aimeraient pourtant vendre directement aux particuliers, augmenter leurs marges et élargir leurs débouchés. Il faudrait pour cela des moyens logis- tiques qu’ils n’ont pas. Plusieurs ont déjà confié leur désarroi au fondateur d’Aywajieune : «On a moins de prises, donc normalement les prix devraient augmenter. Mais on est mal organisés. Certains jours, les prix sont tellement bas qu’on essaie de garder le poisson le plus longtemps possible pour le vendre à un bon prix. Et finalement on ne vend pas et on doit tout jeter.» Cette situation représente pour Malick Birane une véritable injustice : «Le secteur de la pêche est très dynamique au Sénégal et génère d’énormes profits.»
Malheureusement, «les pêcheurs à l’origine de cette création de valeur ne parviennent pas à en vivre dignement». Pour la pêche à la palangre, les hommes sont souvent contraints de naviguer à plus de 10 kilomètres du rivage pour trouver du poisson dans les profondeurs. Le jeune Sénégalais connaît le désespoir qui fige le regard fatigué des travailleurs de la mer, les jours où le poisson déserte le littoral. Sans doute du fait de la pollution, mais aussi du pillage des chalutiers battant pavillon étranger. Ces navires-usines s’aventurent en hiver dans les eaux territoriales sénégalaises pour siphonner les fonds poissonneux en toute illégalité. Les dépenses en « essence pirogue » grimpent en flèche, car les pêcheurs doivent s’éloigner toujours plus loin, aggravant jour après jour le manque à gagner pour ces hommes qui ont souvent du mal à nourrir leur famille. « Lorsqu’ils sont ruinés, les pêcheurs basculent dans la pauvreté ou cherchent à émigrer vers l’Europe avec leur pirogue. » Une minorité sombrera même dans le trafic de vies humaines en devenant passeurs. En 2006, d’importants accords de pêche entre le Sénégal et l’Union européenne ne sont pas renouvelés. Alors que la crise halieutique atteint son paroxysme à Dakar, des centaines de pêcheurs sénégalais débarquent plus de 30.000 migrants africains sur les plages des îles Canaries. Parmi eux, combien ne sont pas arrivés à destination, leurs frêles esquifs ayant chaviré sous les vents puissants de l’Atlantique ?
Chapitre 2 : Il était une fois l’Afrique offline
“Si le téléphone a conquis l’Europe en moins de 50 ans, à l’autre bout du fil, le continent africain est longtemps resté aphone, et ce tout au long du XXe siècle. À la fin des années 1950, quand débutent les mouvements de décolonisation, moins de 1 % des téléphones fixes en service dans le monde se trouvent sur le continent africain. Fin 2000, près d’un demi-siècle plus tard, l’Afrique compte moins de 2 lignes téléphoniques fixes pour 100 habitants, contre plus de 50 en moyenne dans les pays européens. Le téléphone est bien le grand absent du développement du continent. (…)”
“(…) Monopole des puissances coloniales, le téléphone – dont la technologie s’améliore en quelques décennies au point de remplacer le télégraphe – leur permet d’administrer et de contrôler leurs empires par-delà les mers. Ce n’est pas un hasard si, de l’Algérie à l’Angola, les indépendantistes ont abattu en priorité les poteaux téléphoniques au moment de la décolonisation. (…)”.
De l’hyperabsence à l’hyperprésence : l’irruption du mobile
“L’adoption du téléphone portable prendra en Afrique une dimension unique. Sa croissance est exponentielle : de 1998 à 2003, elle dépasse les 1.000 % (selon l’Union internationale des télécommunications). Les Africains s’emparent du portable sans jamais avoir possédé de téléphone fixe ou d’ordinateur. Un tel enjambement technologique s’appelle un leapfrog, littéralement un «saut de grenouille» en anglais. Fin 2003, circulaient en Afrique 52 millions de téléphones portables, soit le double du nombre de lignes fixes. Les réformes structurelles adoptées par les gouvernements africains à la fin des années 1990 ont libéralisé le secteur des télécoms. Les États créent des autorités indépendantes de régulation des télécommunications, ainsi que des législations favorables aux investissements étrangers”.
(…) Un nouveau monde prend forme, où le portable est omniprésent. Il s’est intégré au quotidien des Africains, et le téléphone fixe, déjà peu utilisé, a définitivement disparu. Les médias occidentaux commencent à prendre la mesure de cet étonnant rattrapage, voire de cette avance que l’Afrique prend peu à peu sur les économies développées, et révisent leurs clichés sur le continent. Longtemps cantonnée aux rubriques consacrées aux guerres civiles, aux coups d’État ou aux famines, l’Afrique fait son entrée sur la scène tech mondiale. Partie de rien, elle découvre avec le numérique une nouvelle indépendance par laquelle elle redéfinit sa place dans le monde et se crée un avenir. Les plus grandes revues internationales s’intéressent soudain à l’innovation des villes africaines. La première d’entre elles à capter la lumière sera Nairobi, qui a produit la première innovation de rupture africaine (…)
Chapitre 3 : Une disruption nommée M-Pesa La puissance du leapfrog
“(…) La photographie, prise en plein cœur du pays massaï, est devenue culte en quelques mois. Dans sa tenue traditionnelle zébrée rouge et ocre, il se tient droit comme le digne héritier de sa tribu. Son visage jeune respire la sagesse du temps long. Derrière lui, quelques vaches tannées par le soleil fixent, impassibles, l’objectif du photographe. Mais le Massaï est ailleurs, absorbé par son téléphone, un petit Ericsson à clapet coulissant. On devine le mouvement de ses longs doigts pianotant sur le clavier. C’est sur cet appareil qu’il est probablement en train de vendre ses vaches. Une marketplace agricole lui permet de les négocier au meilleur prix. Il ne dépend plus des coûteux intermédiaires qui l’ont « saigné » lui et son clan durant tant d’années. Grâce à une autre application, il envoie en quelques millisecondes l’argent de la vente à sa famille, qui réside à plusieurs centaines de kilomètres. Il en a fini avec les longs trajets de plusieurs heures dans les matatus – ces minibus aux couleurs tapageuses qui pullulent sur les routes kenyanes – pour transporter l’argent. Il en a fini avec les coupeurs de route, qui vous détroussent au milieu des pistes cabossées, à la nuit tombée. Notre Massaï se trouve au milieu de nulle part, loin de tout réseau bancaire. Mais peu importe : grâce à son portable, il envoie et reçoit de l’argent par SMS. Le téléphone est devenu sa banque, ouverte 24 heures sur 24. La sécurité est garantie par une application arrivée sur le marché en 2007. Nom de code : M-Pesa. M pour mobile, Pesa pour argent en swahili, la langue la plus parlée du Kenya. (…)”
“(…) À Nairobi, 3 années suffisent à réorienter le destin économique d’un pays tout entier – à coup de SMS. Entre 2007 et 2010, l’invention du mobile banking à travers M-Pesa, l’application phare de Safaricom, bouleverse en profondeur le quotidien de plus de 40 millions de Kenyans, des pauvres aux plus aisés, dans les villes comme à la campagne. (…)
Comment l’innovation organique a préfiguré le moment M-Pesa
(…) Il a fondé Siza Capital, une société de micro-crédit basée à Johannesburg. Je suis récemment parti à sa rencontre. Dans un petit bar de son quartier, Bernard James Maina me raconte l’histoire officieuse de M-Pesa. Bernard a longtemps travaillé au Kenya, son pays natal, comme consultant en micro-finance. Il est spécialisé dans l’inclusion bancaire des populations précaires. À la fin des années 1990, il pressent que le téléphone portable pourra émanciper financièrement les populations vivant dans les zones les plus reculées du Kenya.
Il se souvient de tout, et notamment comment, dès l’an 2000, l’usage du portable par les Kenyans a préfiguré ce que deviendrait M-Pesa sept ans plus tard. «Entre 1999 et 2002, les Kenyans sont de plus en plus nombreux à posséder un téléphone portable, pour communiquer entre eux, par la voix ou par SMS. Ils commencent à réaliser entre eux des transferts, non pas d’argent – le mobile banking n’existait pas à l’époque – mais de temps de communication.» C’est le Airtime, ces recharges prépayées que les opérateurs vendent à leurs abonnés mobiles.
(…) Filiale du groupe britannique Vodafone, Safaricom est le principal acteur de la téléphonie mobile au Kenya. Très vite, l’opérateur va lui aussi déceler, sans le comprendre, un usage anormal de ses services de transfert : des crédits de recharge ne sont pas utilisés comme prévu. Il va analyser le comportement de ses abonnés pour essayer de comprendre pourquoi ils ne consomment pas le Airtime qu’ils ont pourtant acheté. Safaricom découvre des faits troublants. Par exemple, dans les petits villages (la population kenyane vit à 80 % dans les campagnes), le crédit d’appel peut servir à rembourser des dettes ou à faire du troc contre des semences. Certains fermiers s’en servent même pour rémunérer les travailleurs journaliers dans les champs. Le Airtime devient une monnaie d’échange, se substituant de fait au shilling kenyan. (…)
“(…) Le Kenya numérise l’ensemble de son économie dans des proportions inédites. Entre avril et juin 2017, l’Autorité des communications du Kenya a comptabilisé plus de 480 millions de transactions d’argent numérique. En 2016 aux États-Unis, 6 % des détenteurs de portables payent avec leur téléphone, au Kenya ils sont plus de 60 %. L’équivalent de 43 % du PIB kenyan a transité par la plateforme cette année-là. M-Pesa exécute chaque jour davantage de micro-transactions que le géant mondial des transferts de fonds Western Union, lequel emploie pourtant un demi-million d’agents dans le monde. (…)” Son impact se fera ressentir sur l’ensemble du continent, et même bien au-delà. Le pionnier du mobile banking s’exporte dans la Tanzanie voisine, au Rwanda, en République du Congo, mais aussi en Inde ou en Afghanistan. Le fleuron africain s’attaque aussi au marché européen en passant par son flanc est et s’installe en Roumanie dès 2014. Au total, M-Pesa s’implante dans 10 nations, où elle tente de reproduire le succès qu’elle a connu en jouant à domicile.(…)”
“(…) “M-Pesa n’est qu’un point de départ. Le Kenya devient un symbole qui inspire et attire les entrepreneurs voulant répondre grâce au numérique aux défis présents et à venir. Ils construisent chaque jour un nouveau réel. Le leur. From scratch. (…)”
Chapitre 4 : From scratch !
Quand l’innovation organique fait système
“(…) À Nairobi, des centaines d’entrepreneurs se saisissent de l’opportunité numérique pour avoir voix au chapitre. Ils unissent leurs compétences et forment les premières communautés technologiques. Tout y est spontané et informel. S’y rassemblent des blogueurs, des entrepreneurs, des informaticiens, des étudiants, des activistes, des hackers, des designers, des artistes, tous mus par la même éthique : agir pour le bien commun, par la technologie. Ils le font sans aides ni encouragements de l’État. Il faut comme toujours apprendre à se débrouiller seul, ou plutôt, à s’en sortir ensemble. On se serre les coudes en partageant ses connaissances, en apprenant les uns des autres. Cette innovation organique donne vite naissance aux premières startups, aux premiers hackathons, aux premiers hubs où toute considération ethnique ou religieuse est bannie : chacun, quelles que soient ses origines, peut venir y partager son savoir. (…)”
Ushahidi, ou l’open source africain
“ (…) Durant la crise électorale, la cyberactiviste Ory Okolloh chronique chaque jour sur son blog le drame que traverse son pays. Avocate bloguant sous le pseudonyme @KenyanPundit, Ory Okolloh est très active sur les réseaux sociaux. La jeune geek croit en la transparence démocratique et à la défense des plus faibles. Elle a déjà lancé une plateforme collaborative, Mzalendo (patriote en swahili), pour rendre compte sur Internet de l’activité des parlementaires kenyans. Dès le début des violences, Ory Okolloh critique le manque d’informations :
« Nous pensons, écrit-elle, que le nombre de morts annoncé par le gouvernement, la police et les médias est sous-évalué. Nous ne croyons pas avoir une image exacte de ce qui se passe. (…)”
“(…) Il ne fallait pas que la communauté internationale se détourne par manque d’informations de la situation au Kenya. C’est pourquoi Ory Okolloh lance sur son blog le 3 janvier 2008 un appel à la mobilisation générale des techies de Nairobi. Elle propose de localiser sur une carte interactive tous les actes de violence pour en informer les médias étrangers. La communauté tech répond massivement à l’appel dans les heures qui suivent. (…)”
“(…) Au plus fort de la violence, 5.500 Kenyans vont accéder à la plateforme. Quand la presse internationale commence à s’intéresser au conflit, le site reçoit plus de 30.000 visites. La communauté qu’Ory Okolloh a fédérée a gagné son pari. CNN, la BBC, mais aussi la CNBC et The Guardian reconnaissent la fiabilité de la plateforme et l’utilisent pour couvrir la crise.
Les violences prendront fin avec la signature fin février 2008 d’un accord sur le partage du pouvoir. En deux mois, 1.500 Kenyans ont été assassinés et entre 300.000 et 350.000 personnes ont été déplacées dans des camps de réfugiés. Il est permis de penser que sans Ushahidi, les conséquences humanitaires auraient pu être beaucoup plus lourdes. Une fois le Kenya apaisé, d’autres communautés d’activistes s’emparent d’Ushahidi. (…)”
Le iHub ou la célébration de la sérendipité
“(…) Je suis descendu au Khweza, bed & breakfast petit, vieillot et bruyant en plein centre-ville. Ici, on paie cash ou en M-Pesa. Le confort est restreint au minimum, mais du haut de l’immeuble, la vue sur le quartier d’affaires de Nairobi est imprenable. (…) Direction Ngong Road, longue avenue située à vingt minutes du centre-ville, qui prend sa source dans le quartier d’affaires. Nous nous arrêtons devant un bâtiment où chaque jour l’innovation et l’entrepreneuriat sont célébrés : le Bishop Magua Center. Au quatrième étage, j’y découvre un espace technologique dont le nom revient sans cesse dans les conversations : iHub. Ici se concentrent la plupart des startups kenyanes. Le iHub anime la communauté tech kenyane en organisant trois à cinq événements par semaine, du hackathon au pitch devant des investisseurs. Ces événements rassemblent des dizaines de startups, et le hasard fait même se rencontrer ici de futurs cofondateurs. (…)
“(…) Les pouvoirs publics kenyans, après l’avoir longtemps ignoré, prennent conscience de l’importance de cet écosystème. Ils adoptent progressivement des politiques en vue de le renforcer, notamment sous l’impulsion de l’ancien secrétaire d’État en charge des télécommunications, Bitange Ndemo, qui épouse la cause de l’écosystème startup naissant. Visionnaire, il se démène pour que le câble sous-marin reliant le Golfe persique à l’Afrique passe par Mombasa, la grande ville portuaire du sud du Kenya. Désireux de favoriser l’émergence d’une économie du savoir, il s’assure que les universités du pays bénéficient d’un accès illimité à Internet. Bitange Ndemo ira jusqu’à théoriser le rôle de l’État kenyan par rapport à l’écosystème. Contrairement à ce qui s’est passé dans la Silicon Valley, ce sont ici les communautés tech comme le iHub qui donnent l’impulsion, que la puissance publique doit ensuite accompagner. Les entrepreneurs réussissent car ils n’attendent pas l’intervention du gouvernement pour concrétiser leur vision. Les entrepreneurs mènent, l’État suit. Comme il l’écrit dans une chronique publiée dans les colonnes du Daily Nation : «Porté par les communautés depuis la base, le iHub a évolué de manière organique pour servir et renforcer l’innovation au Kenya. (…)».
Chapitre 5 : Les hackers de Lagos
“(…) Bosun Tijani, cofondateur du Co-creation Hub (CcHub), nous attend sur le rooftop, sept étages plus haut. Il ne le sait pas encore, mais dans un an, à la toute fin du mois d’août 2016, ce sera Mark Zuckerberg qu’il accueillera. Le CEO de Facebook n’aura pas choisi cet endroit par hasard pour entamer son premier voyage en Afrique. Le CcHub est en effet le point de départ de la révolution numérique au Nigeria. Parti de rien, l’écosystème de Lagos est devenu en quelques années le plus puissant d’Afrique de l’Ouest, selon Startup Genome. L’organisation californienne évalue le poids économique de chaque écosystème dans le monde et en dresse un classement annuel. Elle a estimé à 2 milliards de dollars la valeur créée en 2016 par les startups de la Yabacon Valley. (…)”
“(…) Contrairement à ce qui se passe en Occident, où l’innovation peut avoir tendance à privilégier une certaine élite technologique, au Nigeria, l’innovation est radicalement inclusive. C’est particulièrement le cas à Yaba, ce quartier populaire où Bosun Tijanie et son cofondateur Femi Longe ont grandi au milieu des années 1990. Les deux amis décrochent en même temps leur diplôme en sciences informatiques de l’université de Lagos. Bosun et Femi quitteront Lagos pour travailler à l’étranger en tant que consultants en innovation. Chacun voyage régulièrement pour le compte d’organisations internationales. Ils réalisent alors à quel point la technologie permet d’aider les plus précaires à s’émanciper. Ils se retrouvent à Londres et décident de rentrer au pays pour aider leurs concitoyens à faire de même. À Yaba, comment les habitants peuvent-ils améliorer leur quotidien en « codant » leur propre solution ? Il suffira de créer un mouvement, ils en sont persuadés et ont hâte de se mettre à la tâche. Avant de rentrer définitivement, Bosun Tijani fait un pari : les Nigérians vont hacker leurs propres problèmes en y apportant des réponses jamais imaginées jusqu’alors. Que chaque citoyen de Lagos devienne « un acteur, un entrepreneur, un game changer » (…)”.
La démocratie augmentée
“(…) Au printemps 2011, le pays aborde des élections délicates. La tradition démocratique est encore jeune, et la nation garde en mémoire la succession de coups d’État militaires qui ont ensanglanté le pays entre la fin des années 1960 et la fin des années 1990. Le pétrole est une ressource première abondante (Oxfam estime à 1,5 trilliard de dollars les recettes du pétrole et du gaz entre 2010 et 2015), dont la population ne voit jamais le bénéfice, à cause d’une corruption généralisée.
Lors du second hackathon qu’ils organisent, baptisé Tech In Governance, Bosun Tijani et Femi Longe lancent un défi à la communauté : inventer la gouvernance africaine de demain. Les citoyens, même illettrés, doivent s’emparer des technologies mobiles pour mieux connaître leurs droits civiques, contrôler le bon déroulement des élections et empêcher les abus de pouvoir. Un projet radical va émerger de ce second hackathon : BudgIT. Conçue en seulement 48 heures, cette application, pionnière des technologies civiques africaines, dote chaque citoyen d’un nouveau droit numérique : s’assurer de la bonne utilisation de l’argent public, grâce au Big Data et aux infographies.(…)”