— Crédit Photo : Jeremy Beck
C’est à un sensationnel échange qu’ont eu droit les fidèles de «Débats vers le haut», nouveau concept de webinaire lancé par 2WLS sur ses réseaux sociaux. Le deuxième rendez-vous, axé sur l’industrie, la technologie et la déréglementation, a réuni Siham Elmejjad, vice-président de 2WLS, Christian Monjou, professeur agrégé de l’Université et Lionel Roure, maître de conférence au Centre National des Arts et Métiers.
En fil rouge, les questions liées à l’innovation, à la lumière de l’actualité Covid dans le monde. En effet, un peu partout sur le globe, et particulièrement en Afrique et au Maroc, bien des initiatives de créateurs et de talents ont pu voir le jour, grâce, et c’est là un grand dilemme, à l’état d’urgence.
Résistances
Ce dernier a permis d’assouplir les résistances réglementaires, comme pour l’usage des drones par exemple, l’adaptation industrielle, ayant permis au Maroc de s’illustrer dans la production de masques, ou encore l’usage à outrance de technologies jusque-là peu investies, comme l’impression en 3D, pour remettre en marche des ventilateurs ou des respirateurs en panne.
Le grand dilemme ? Comprendre en quoi ce qui a été permis, parfois encouragé, en tant de crise, serait interdit en temps normal…
Ça tourne
A la tête de 2WLS, une entreprise technologique et innovante en matière de capital client, Siham Elmejjad est revenue sur deux expériences significatives dans le parcours de sa compagnie, jeune de 15 ans déjà. La première concerne la formalisation d’un mécanisme financier très populaire au Maroc, en l’intégrant au circuit financier formel et traçable. Il s’agit de l’opération «Daret», littéralement, «ça tourne», utilisée par près d’un million de personnes au Maroc.
En effet, en se syndiquant dans cette opération, plusieurs personnes contribuent avec le même montant, mensuel le plus souvent, pour que chaque membre puisse profiter de la cagnotte, à tour de rôle. «Lorsque le projet a été finalisé, et s’agissant d’un outil financier, nous avons présenté le montage pour approbation par le système bancaire et les instances de gouvernance, qui l’ont rejeté en bloc pour vide juridique», se souvient Siham Elmejjad qui souligne, «Or, en ces temps difficiles, on voit bien comment l’identification des personnes méritant un soutien public direct s’avère compliquée».
Mobile banking
A l’opposée, le mobile banking au Kenya, lancé depuis plusieurs années, permet non seulement de profiter à 18 millions d’utilisateurs, mais également de générer près de 800.000 emplois, contribuant ainsi au tiers de la croissance du pays. «Ceci a été possible grâce à une loi qui a reconnu l’unité d’argent électronique, une loi passée malgré les résistances des banques», précise Siham Elmejjad, qui rajoute : «Cette agilité législative, nos gouvernants en ont les moyens.
C’est ce qui peut ouvrir la voie à l’innovation», avant de conclure : «Comme une chenille qui sort de sa chrysalide pour voler de ses ailes, le monde, le Maroc, l’Afrique, sortiront de cette crise encore plus innovateurs».
Strabisme divergent
Pour sa part, Christian Monjou, véritable autorité scientifique dans son domaine, fait un parallèle «délicieux» entre le parcours, le cheminement de l’art et l’avancée des innovations, pourvu, comme il le dit d’emblée, «qu’un leader légitime montre, en temps de crise, l’opportunité que personne ne voit encore».
Dans son propos, «le leader légitime est doté d’un strabisme divergent heureux». Pour Monjou, «peut-être nos communautés sont-elles tentées de dés-enseigner la créativité. C’est pour moi le grand danger, la standardisation, la siloisation et la dictature des process», assène le conférencier de renom.
Etre innovant, c’est se mettre en danger, au sein d’une communauté. Cette dernière se doit d’être bienveillante envers ces perturbateurs. A l’art, Christian Monjou emprunte six gestes pour décrire l’innovation. Le premier, «n’importe quoi plutôt que rien», à l’image de Jackson Pollock, qui, à la fin des années 1940, a osé mettre par terre la toile, jusque-là posée sur un chevalet. Sur un chevalet, la toile représentait le réel, ce qui était derrière, une nature morte ou un visage.
Or, par terre, on fait surgir quelque chose qui n’est pas l’art-représentation. «Le meilleur moyen pour qu’il n’y ait pas d’innovation, c’est de vouloir savoir trop tôt, trop vite, où le processus d’innovation va mener», souligne Christian Monjou, qui précise que la R&D mène à trouver ce que l’on cherche, et que l’innovation permet de trouver ce qu’on ne savait même pas qu’on cherchait.
Contre-pied
Le deuxième geste, pour lui, c’est le contre-pied, illustré par l’œuvre de Banksy, où c’est une jeune fille qui procède à la fouille corporelle d’un soldat, par l’architecture de Mies Van Der Rohe, basée sur l’abstrait à base du sombre, du fer et du verre, et contrecarrée juste après son décès par son premier d’atelier, Philip Johnson, adepte de l’architecture à base de pierre, de la couleur et de la charge symbolique des formes.
Dans le même sillage, Christian Monjou revient sur le style de Zaha Hadid, qui a osé le style centrifuge, avec des bâtiments qui éclatent à partir du centre. «Envisager le contraire, ce n’est pas forcément faire le contraire. C’est d’abord ouvrir les champs du possible», insiste Monjou.
Le troisième geste, c’est la «radicalisation des intuitions». Pour l’illustrer, Monjou expose cote à cote deux œuvres d’Edouard Manet (Le balcon) et de Francisco de Goya (les Majas au balcon). Pour Monjou, «l’innovation n’est pas tant le surgissement d’un nouveau, que le resurgissement d’un ancien auquel plus personne ne pensait. L’innovation ne part pas d’une page blanche. Cette dernière est totalement paralysante». «En temps de crise, il faut que ceux qui ont des intuitions, qui n’ont pas eu l’occasion de parler, puissent enfin les exprimer», recommande Monjou.
Le quatrième geste, illustré par l’œuvre de Matisse au Maroc, est qualifié par Monjou du geste «L’ailleurs». En substance, sans son voyage à Tanger, Matisse n’aurait pas pu prendre le contre-pieds de ses contemporains.
Métissage
Le cinquième geste est le «métissage», consistant à mettre ensemble des choses qui étaient jusque-là séparés, à l’image des marches et des rampes pour fauteuils roulants, réunies dans l’architecture d’un square à Chicago. L’innovation, c’est aussi la transgression, au risque d’apparaitre comme «une boule puante».
Le sixième geste consiste à se libérer de l’effet paralysant de «l’agencement des choses». Comme dans l’art, il s’agit de défaire l’ensemble, jusqu’à obtenir les éléments de base, et envisager de refaire l’assemblage autrement. En résumé, Christian Monjou plaide, brillamment, pour une innovation à base de l’existant. Le «déjà-là est le meilleur atout si l’on accepte de jouer avec», conclut-il.
Prisme technologique
Pour sa part, Lionel Roure, expert en management de l’innovation, insiste sur l’aspect social de la démarche. Une grande proportion des projets d’innovation n’aboutit pas car conçue exclusivement sous le prisme technologique. «Ce qui est tradition aujourd’hui, était, au départ, une formidable innovation.
Une innovation, c’est une insolence qui rencontre le marché», rappelle-t-il. Le maître conférencier insiste sur l’étendue que doit prendre un projet d’innovation. Pour lui, il faut s’adresser au plus large public, en l’occurrence, les classes moyennes, estimées à trois milliards d’individus dans le monde, avec une urbanisation accrue durant les dernières années.
«Se réinventer, ce n’est pas ouvrir le énième point de vente ou sortir la nouvelle version d’un produit, ce n’est pas écouter les besoins et y répondre, comme ce qu’on enseigne dans les écoles de commerce, bien au contraire, c’est changer les méthodes par lesquelles on gère les situations classiquement», explique-t-il en substance.
Frugalité
La société recherche du sens, et l’innovation attendue s’exprime d’abord en termes sociaux, avec une forte affluence vers l’économie sociale et solidaire, ce que Lionel Roure qualifie «d’innovation frugale».
Aux termes de ce webinaire, «Débats vers le haut» donne rendez-vous à ses amateurs le 2 juin prochain, avec un troisième acte dédié à l’inclusion économique par les moyens de la finance.