Entrepreneur et consultant, Samir Abdelkrim est l’expert francophone de l’innovation africaine. Il a réalisé plus de 400 analyses, reportages, interviews qui ont été diffusés dans une vingtaine de médias européens et africains depuis 2013. Entre 2013 et 2017 il a sillonné l’Afrique de l’innovation et exploré les écosystèmes numériques de 25 pays africains. Une expérience terrain unique dont il a tiré en 2018 un livre-reportage sur les entreprises du digital en Afrique, “Startup Lions, Au Cœur de l’African Tech”.
De retour en 2017 dans sa ville d’origine, Marseille, Samir Abdelkrim fonde le sommet international EMERGING Valley dont l’objectif est de faire émerger des innovations croisées entre l’Afrique, la Méditerranée et l’Europe et de transformer la façon dont l’Afrique est perçue en l’inscrivant dans un destin partagé avec la Méditerranée et l’Europe à travers le prisme de Tech 4 Good.
Également conférencier international et speaker, Samir Abdelkrim partage régulièrement son expertise sur les startups africaines en Europe, au Moyen Orient ainsi qu’aux Etats-Unis. A la fin du Printemps 2019, Samir Abdelkrim a été sélectionné par l’Elysée pour faire partie des 10 personnalités qualifiées de la société civile française qui feront des propositions d’actions aux chefs d’Etat du 5+5, afin de relancer la coopération entre l’Europe et la Méditerranée dans le cadre du “Sommet des Deux Rives” initié par le Président Emmanuel Macron. The Rolling Notes a eu l’occasion de l’interviewer. Entretien.
Vous êtes considéré comme étant l’expert francophone de l’innovation africaine. Où en est l’Afrique à ce sujet ?
Le paysage panafricain de la tech a profondément muté ces dernières années. D’un phénomène naissant puis anecdotique en 2013-2015, quand j’ai commencé à le documenter à travers mon tour d’Afrique de l’innovation, il est devenu attractif et dynamique, passant de 560 M$ levés par les startups du Continent en 2017 à plus de 2 Mds $ en 2019 (chiffres Partech Africa 2019) ! Cette phase d’expansion rapide a vu les plus grandes multinationales et institutions financières, aux côtés des GAFAM, s’intéresser de près au développement de l’écosystème en investissant dans de nombreuses pépites et en développant des programmes d’accélération dédiés au continent. On peut citer Mastercard, Visa, Facebook, Microsoft et Google mais aussi Toyota ou encore Goldman Sachs.
Aujourd’hui, ce paysage est à nouveau chamboulé et percuté de plein fouet par le Covid qui, s’il est loin d’avoir provoqué la catastrophe sanitaire annoncée sur le continent, a bel et bien affaibli ses économies, grandement dépendantes des échanges asiatiques et européens. À cela s’ajoute la raréfaction des investissements internationaux, qui avec la crise sont réorientés vers des valeurs refuges et se détournent des startups africaines.
Agilité, réponse à l’adversité et capacité d’adaptation sont néanmoins au cœur de l’ADN des entrepreneurs du continent, et certains tirent déjà leur épingle du jeu, en ayant fait pivoter avec succès et au pied levé leur business model face au Covid. On observe ainsi de belles réussites chez les HealthTech, qui ont démontré un engagement décisif dans la lutte contre le virus avec plus de 100 M$ levés par des startups d’E-Santé sur le continent depuis début 2020. De même, les solutions de digitalisation telles que l’Edutech et l’E-commerce sont plébiscitées, tandis que la FinTech, secteur pionnier et moteur de l’innovation sur le continent, poursuit sa progression.
Les crises sanitaires, économiques et sociales que nous traversons vont ainsi redessiner, une nouvelle fois, la progression de la tech en Afrique et très rapidement, de nouveaux secteurs et usages devraient s’imposer. Mais quoiqu’il arrive, le sursaut digital africain n’est pas près de retomber !
Vous êtes un défenseur de l’innovation croisée, notamment entre l’Afrique, la Méditerranée et l’Europe. Comment ça marche concrètement ?
Afrique, Europe et Méditerranée connaissent des environnements culturels et des trajectoires de développements très distincts. Et pourtant, au vu des siècles d’histoire commune, des métissages et des grands enjeux contemporains que nous partageons, nous avons tout à gagner à mettre en commun l’intelligence collective de nos populations vers plus de résilience et de progrès partagé.
Cette intelligence collective, elle est aujourd’hui on ne peut mieux incarnée par la tech africaine, qui trouve face aux aléas du quotidien les ressources créatives pour inventer des solutions agiles, efficientes et frugales : à moindre cout et en un temps record, les développeurs du continent fournissent des solutions digitales aux populations émergentes pour pallier à la faiblesse des services publics et des systèmes de protection sociale. Un mode d’action organique qui a fait ses preuves face à la pandémie de Covid-19.
Ce mode d’action frugal, agile et organique est aujourd’hui en capacité d’inspirer nos sociétés européennes et de nombreux Corporates ne s’y sont pas trompés, qui créent des programmes d’innovation croisée directement auprès des écosystèmes tech sur le continent. En associant la force de frappe, les ressources et les infrastructures existantes en Europe à la force de disruption sociale à l’œuvre en Afrique aujourd’hui, nous pouvons ensemble mettre le digital au service d’un projet social et humaniste, pour répondre aux grandes crises sanitaires et économiques auxquelles la planète entière est aujourd’hui confrontée.
Selon vous, comment la Tech For Good peut-elle transformer l’Afrique ?
J’ai en partie répondu à cela dans ma réponse précédente, mais pour compléter, je dirais que cette transformation est déjà en cours aujourd’hui : rapprocher la santé des populations rurales via la Télémédecine et les HealthTech ; sortir des millions de personnes de l’exclusion financière grâce aux solutions de Mobile Money et aux FinTech ; augmenter les rendements d’une agriculture durable par l’Agritech ou encore démocratiser l’enseignement et la formation avec les EdTech.
Autant de solutions qui contribuent à changer le quotidien de millions d’africains et dont nous voyons les résultats concrets se matérialiser sur le terrain. C’est en ce sens que la Tech For Good transforme et peut continuer à transformer les sociétés africaines : ce n’est pas juste un buzzword, et c’est pour cela que nous nous efforçons de la faire connaitre et d’en faire le plaidoyer au travers de nos programmes d’accompagnement de startups.
Quels sont les freins à l’émergence d’une véritable Startup Nation africaine ? Quels sont les atouts du continent ?
Les freins sont nombreux et beaucoup de difficultés persistent, mais les premiers chantiers à aborder sont au nombre de trois : le financement, la régulation et la formation. Le premier puisque tout commence par cela est naturellement la formation : il convient d’investir massivement dans la formation des jeunes au numérique, de leur fournir les ressources intellectuelles et matérielles pour s’insérer pleinement dans le monde numérique. On le voit, ce chantier est donc également très lié à celui des infrastructures, puisqu’il faut être connecté pour faire partie de l’économie du XXIème siècle : un nouvel impératif digital malheureusement facteur de nouvelles inégalités aujourd’hui.
Ensuite vient la régulation, et c’est donc à nouveau l’État qui doit être à l’initiative, pour poser les bases d’un cadre juridique propice à la création et au développement des jeunes entreprises. Plusieurs gouvernements ont ainsi montré l’exemple ces dernières années sur le continent, à l’image de la Tunisie et du Sénégal, pionniers en la matière et qui ont mis sur pied un Startup Act en des temps records. Incitations fiscales, simplification des démarches administratives, accès à la commande publique sont autant d’outil à disposition des États pour démultiplier l’innovation au sein de leurs écosystèmes.
Enfin, le financement qui demeure souvent aujourd’hui le principal goulot d’étranglement pour la progression des pépites. Là encore, un cadre juridique adapté peut permettre d’attirer les investisseurs locaux et internationaux vers les entreprises. Ensuite, les flux d’investissements doivent se densifier et se stabiliser aux différents stades (idéation, mvp, early stage, growth…) de maturité des startups pour garantir le passage à l’échelle en nombre de ces dernières, vers une Startup Nation.
Le programme EMERGING Mediterranean milite pour l’émergence de leaders de la Tech For Good en Méditerranée. Comment massifier durablement l’impact d’une telle initiative ?
EMERGING Mediterranean a été créé pour identifier, accélérer et faire connaître les pépites technologiques de la Tech For Good en Méditerranée, afin de démultiplier leur impact, mettre en valeur ces modèles de réussite et, in fine, contribuer à la résilience de leurs sociétés.
Il repose donc sur trois volets d’action principaux, qui tous sont importants : l’identification en profondeur au sein des écosystèmes de futures pépites permettra d’accompagner celles qui ont le plus de chance de percer, tout en créant une communauté durable d’entrepreneurs à accélérer année après année ; l’accélération ensuite, qui doit permettre le passage à l’échelle de startups sociales, pour dynamiser la création d’emploi et étendre l’impact des actions les plus positives ; le plaidoyer enfin, qui à mes yeux est crucial, pour sensibiliser les décideurs méditerranéens à la valeur ajoutée de leurs entrepreneurs sociaux, mais aussi pour inspirer les générations futures avec de véritables « role model » méditerranéens !
Votre livre « Startup Lions » est un voyage immersif dans l’écosystème tech africain. Un mot sur l’entrepreneuriat féminin ?
Ce que j’ai pu constater sur le terrain au travers de mes rencontres et de mes échanges se vérifie par les chiffres, et de nombreuses études de renom ont consacré le rôle fondamental de la femme en Afrique et de la femme entrepreneur de surcroit. Le continent casse à ce point de vue les clichés, et détient le beau record du plus haut taux d’activité entrepreneuriale féminin, à 24 % contre 11% en Asie du Sud-est et 6,3% en Europe selon le cabinet Rolland Berger.
Une tendance qui semble porter ses fruits, puisque selon les chiffres de levées de fonds compilés chaque année par Partech, les levées réalisées par les entrepreneurs féminines enregistrent une croissance plus forte que celle de leurs homologues masculins, à +72% de croissance annuelle en nombre de deals, avec plus de 264 Millions USD sécurisés sur l’année.
Une progression que nous constatons dans nos activités, puisque le concours Med’Innovant Africa, que nous opérons pour l’Établissement Public Euroméditerranée, a reçu cette année plus de 180 candidatures, avec un bond des candidatures féminines de 150% !
La thématique de l’entrepreneuriat féminin doit ainsi être mise en valeur et appuyée, et c’est ce que nous faisons au travers de nos programmes : EMERGING Mediterranean encourage très fortement les candidatures d’entrepreneurs féminines, et en a fait l’une de ses thématiques principales.