Dans quel monde vit-on ?
Je ne sais pas si cette news est censée nous inquiéter ou au contraire nous rassurer, mais le cliché d’un œuf vient d’exploser en janvier le record de likes sur Instagram. Oui, un œuf. Un œuf qui ne promet rien, un œuf qui ne va pas vous offrir un iPhone XS si vous le likez, même pas un œuf en or massif. Quel sens, alors, trouver à ce record ? Un article où je parle de Kylie Jenner, de Shrek, de Khnoum dieu créateur égyptien, de Twitter, de Drake et de nuggets.
En février 2018, la reine incontestée du buzz, Kylie Jenner, partageait sur Instagram le faire-part de naissance de son bébé, Stormi. Ce tout premier cliché d’un nouveau-né générait alors 18,6 millions de likes en quelques jours, battant au passage la photo d’annonce de grossesse de Beyoncé. C’était jusqu’au mois de janvier 2019, la photo la plus likée sur le réseau social… jusqu’à la photo d’un œuf.
C’est l’histoire d’un œuf qui demandait juste un peu d’attention…
Car, le 4 janvier 2019, le record a été battu en à peine quelques jours par le cliché d’un œuf. La photo d’un œuf tout simple, sur fond blanc uni et qui constitue le seul et unique post du compte Instagram @world_record_egg (« l’œuf record du monde »). Cette photo a généré plus de 26 millions de likes au cours de sa première semaine, et a dépassé, deux semaines plus tard, les 48 millions de likes.
Et pourtant, cet oeuf ne nous promet rien… Il n’a rien de miraculeux, n’a aucune prétention et explique tout simplement, dans le message qui l’accompagne : « Let’s set a world record together and get the most liked post on Instagram. Beating the current world record held by Kylie Jenner (18 million)! We got this 🙌 » (« Etablissons ensemble un record mondial et obtenons le post le plus liké d’Instagram. En battant le record actuellement détenu par Kylie Jenner (18 millions) ! On y va 🙌 »). Il suffisait de demander…
Kylie Jenner, bonne joueuse…
En apprenant sa défaite, la principale intéressée a répondu sur son compte Instagram sur le ton de l’humour en relayant une vidéo d’elle en train d’essayer de faire cuire un œuf au soleil sur une route de Californie, à même le bitume. Une vidéo légendée « Take that little egg » (« Prend ça, petit œuf »). Habile… Cette même publication totalise aujourd’hui plus de 34 millions de vues.
Quand l’absurde fait recette…
Et c’est ainsi qu’un œuf est devenu l’image la plus populaire d’Instagram. Mais quelle explication chercher à ce phénomène ?
On est sur Internet, et souvent, sur Internet, les tendances émergent avec une part d’absurde. Appelez-ça mouvement de foule, buzz ephémère ou effet boule de neige… de ceux qui disparaissent aussi vite qu’ils sont apparus et dont les internautes sont friands. Rappelez-vous l’Ice Bucket Challenge, plus récemment le #DoTheShiggy challenge sur la musique « In My Feelings » de Drake (♫Keke, do you love meee ♫) ou, plus suicidaires, les Tide Pods, Blue Whale, Bird Box et autres Ice and Salt challenges… Stupid is so cool.
Dans un autre style, un jeune Américain du Nevada, Carter Wilkerson, avait déjà battu le record de popularité sur Twitter en avril 2017 en réclamant un an de nuggets de poulets à la chaîne de fast food Wendy’s. Le deal : le jeune internaute anonyme aux quelques 500 abonnés interpelle sa chaîne de restauration gratuite préférée : « Hey Wendy’s, combien de retweets pour une année de nuggets gratuits ? ». « 18 millions », répond l’enseigne. « Considérez que c’est fait ». En quelques jours, Carter Wilkerson voit son message repris 3,4 millions de fois, battant par la même occasion le record de retweets du selfie d’Ellen de Generes aux Oscars de 2014. Les comptes officiels de Google, Amazon, Linkedin ou Twitter ont même relayé le challenge avec le hashtag #NuggsForCarter. Les 18 millions n’ont pas été atteints, mais Carter a profité du buzz autour de son tweet pour ouvrir un site Internet dans le but de collecter des fonds caritatifs. Un buzz pour la bonne cause…
Congratulations to @carterjwm who just broke @TheEllenShow's record for most retweeted tweet on @Twitter #NuggsForCarter pic.twitter.com/gwKyq8zmfP
— GuinnessWorldRecords (@GWR) 9 mai 2017
Mais revenons-en à notre œuf. Le créateur du compte @world_record_egg (dont l’identité reste à ce jour toujours inconnue) avait pris le soin d’identifier tout comme Carter une dizaine de comptes Instagram influents, comme la chaîne CNN, le DailyMail, Mashable, The Sun ou encore le youtubeur PewDiePie. Séduits par l’initiative, ces derniers ont ensuite relayé le cliché de l’œuf auprès de leurs abonnés pour rendre la publication virale.
La culture web à son apogée
Dans un communiqué transmis à l’AFP, @world_record_egg explique « Je me suis dit que ce serait une expérience intéressante d’essayer de battre le record avec quelque chose d’aussi basique que possible. J’imagine que c’est aussi une manière de parler de la culture de la célébrité, à quel point elle est fragile et facile à manipuler ».
Doit-on donc voir dans ce record une revanche de la culture web ? Une sorte de pied de nez à l’image léchée d’Instagram et de ses vedettes ? La victoire de la simplicité (et de l’absurde) d’un œuf sur les stratégies d’influence des experts du photoshoping ?
Si vous flânez sur Instagram, vous êtes sûrement déjà tombés sur ces comptes où, chaque jour, immanquablement, la même et unique photo est publiée. On ne parle pas de paysages à couper le souffle, d’exploits en tout genre, on parle d’objets d’une banalité affligeante : grille-pain, débouche-toilette, crocs, banane, vache, photo de Shrek ou encore de Taylor Swift…
Les propriétaires de ces comptes obsessionnels sont dans leur énorme majorité des adolescents, fans de cet humour absurde et ironique. Mais l’absurde n’est pas la seule ambition de ces comptes : les adolescents en profitent avant tout pour parler entre eux et échanger avec leurs abonnés sous couvert de photos impersonnelles. Objectif : préserver coûte et que coûte et malgré tout leur vie privée et surtout ne pas se casser la tête pour trouver chaque jour une image différente.
Ils se concentrent ainsi sur la légende de l’image, et font de leur cliché un gimmick immédiatement reconnaissable et percutant dans le fil des publications.
La mauvaise réputation de l’œuf
Revenons encore à l’œuf. Simple et basique, c’est vite dit. L’œuf n’est pas un symbole innocent. Rappelez-vous, de 2010 à 2017, Twitter avait fait de la photo d’un œuf sa photo de profil par défaut. Ce cliché était alors une manière ludique d’imaginer les internautes comme de jeunes oisillons prêts à partager leurs gazouillis (« tweets » en anglais) avec la toile. Certains utilisateurs gardaient l’œuf comme photo de profil pour le plaisir, mais c’est sans compter sur de nombreux internautes qui, voulant rester anonymes, utilisaient aussi cette couverture pour publier commentaires violents et haineux, et se livrer au cyber-harcèlement.
En avril 2017, le réseau décide de ne plus utiliser l’œuf, désormais associé à la culture des trolls, ces internautes qui, sous couvert d’anonymat, postent des messages volontairement provocateurs, négatifs ou offensants. Une nouvelle image par défaut est proposée, ressemblant davantage à une personne fictive. Certains utilisateurs de Twitter se sont largement moqués de cette décision, rappelant que supprimer l’œuf au nom de la lutte contre les trolls étaient superficiel et probablement inefficace. Avec désormais plusieurs mois de recul, il est maintenant avéré que le renforcement de la lutte contre les trolls a très largement entravé la croissance du réseau social, aujourd’hui en perte de vitesse.
Mais pour l’œuf, aujourd’hui, les choses pourraient bien changer, et le symbole se refaire une virginité. La photo postée par @world_record_egg est entrée directement à la première place dans le top 20 des publications les plus populaires sur Instagram, la première photo « non humaine » devant les selfies de célébrités telles que Cristiano Ronaldo, Beyoncé ou Selena Gomez.
Personnellement, j’aime l’idée que l’œuf soit le porte-étendard de la revanche sur les influenceurs. Je ne vais pas revenir sur le blabla sur le symbole universel de la vie, associé à la genèse du monde dans la quasi-totalité des légendes traditionnelles de la planète (toutes considèrent que le monde jaillit d’un oeuf, mais, enfant, fascinée d’Egypte antique, j’aimais tout particulièrement le mythe de Khnoum, dieu créateur égyptien et générateur de vie. Khnoum jaillit d’un œuf et façonna un autre œuf, l’œuf primordial, d’où devait éclore l’univers. Il modela ensuite l’homme à la façon d’un potier (et avec lui le chaos).
Avec Khnoum, on voit que, si l’œuf n’est pas fondamentalement premier, il porte aussi en lui l’infinité du monde. L’œuf, c’est le premier élément renfermant les germes de toute organisation à venir. Symbole de vie, l’œuf est associé à de multiples traditions bénéfiques, mais traîne aussi une réputation mystérieuse…
Un œuf = une audience planétaire
Conscient ou non de tout ce bagage culturel, avec plus de 7,7 millions d’abonnés, @world_record_egg pourrait bien devenir un influenceur de premier plan, un « hacker de l’économie de l’attention » comme l’a bien compris le New York Times : « Si toutes les personnes qui ont liké la photo créaient une nouvelle ville, elle serait la deuxième plus importante au monde, devant Shanghai ».
Même si le potentiel d’un tel record peut échapper aux non-initiés, l’œuf émerge dans le bruit de fond qui constitue aujourd’hui le quotidien des réseaux sociaux. Déclinable à l’infini, sur Internet (images fixes, gifs animés, audio…) ou ailleurs (sur des t-shirts, des mugs…), nul doute que cet épiphénomène a le potentiel de devenir un lol de masse.
Conclusion : méfiez-vous des œufs.